Rilke — Lettres à un jeune poète


GF-Flammarion, Paris, 1994

Recommandation de lecture p. 43-44

Et la deuxième chose que je voulais vous dire aujourd’hui, la voici : Parmi tous mes livres, seuls quelques-uns me sont indispensables, deux se trouvent même en permanence, où que je sois, au milieu des choses que je garde à portée de la main. Ils sont d’ailleurs ici, non loin de moi : la Bible, et les livres du grand poète danois Jens Peter Jacobsen1. Il me vient à l’esprit que vous ne connaissez peut-être pas ses œuvres. Vous pouvez vous les procurer facilement, car certaines d’entre elles sont parues dans la Bibliothèque Universelle Reclam, dans une très bonne traduction. Procurez-vous de J. P. Jacobsen le petit volume Six nouvelles et son roman Niels Lyhne, et commencez, dans le premier petit volume, la première nouvelle qui s’appelle Mogens. Tout un monde descendra sur vous, le bonheur, la richesse, l’incompréhensible grandeur de tout un monde. Vivez un moment dans ces livres, apprenez d’eux ce qui vous semblera valoir d’être appris, mais surtout, aimez-les. Cet amour vous sera rendu des milliers et des milliers de fois, et quoi que puisse devenir votre vie, — cet amour, j’en suis sûr, traversera la trame de votre devenir comme l’un des fils essentiels parmi tous les fils de vos expériences, de vos déceptions et de vos joies.

Souvenirs p. 58

« La pensée que l’on est créateur, qu’on engendre, qu’on donne forme » n’est rien sans sa grande, sa constante confirmation et réalisation dans le monde, rien sans l’assentiment que les choses et les animaux donnent sous mille formes, — et la jouissance que l’on en tire n’est aussi indescriptiblement belle et riche que parce qu’elle est pleine de souvenirs hérités, laissés par l’engendrement et l’accouchement auxquels ont procédé des millions d’êtres. Dans une seule pensée de créateur revivent mille nuits d’amour oubliées, qui la remplissent de majesté et de sublime. Et ceux, au long des nuits, qui s’unissent et s’entrelacent dans les bercements de la volupté font un travail plein de sérieux, amassent des douceurs2, de la profondeur et de la force destinées à nourrir le chant de quelque poète à venir, qui se lèvera pour dire d’indicibles délices. Et ils appellent le futur ; et même s’ils s’égarent, s’étreignent en aveugles, cet avenir viendra, un homme nouveau surgira, et sur ce sol fait d’un hasard qui semble avoir ici terminé son œuvre, c’est la loi qui s’éveillera, la loi selon laquelle une vigoureuse et résistante semence se fraiera un chemin jusqu’à l’ovule qui s’avance pour l’accueillir.

Se donner trop vite, trop tôt ? (p. 78)

Les jeunes gens ne devraient user de l’amour qui leur est donné que dans ce sens-là : celui d’une tâche consistant à travailler sur soi-même (« à ausculter et marteler jour et nuit »3). L’absorption, l’abandon, la communauté, de quelque espèce qu’elle soit, ne sont pas pour eux (qui devront épargner et amasser longtemps, longtemps encore), ils sont l’aboutissement, et peut-être ce à quoi les vies humaines ne peuvent pas encore suffire.

Mais c’est là justement l’erreur si fréquente et si lourde que commettent les jeunes gens (il est dans leur nature de n’avoir pas de patience) : ils se jettent l’un sur l’autre lorsque l’amour descend sur eux, ils se déversent tels qu’ils sont, dans tout leur manque de cohérence, leur désordre, leur confusion… : que peut-il arriver ? Que peut faire la vie de ce bric-à-brac à moitié démoli qu’ils nomment leur communauté et qu’ils aimeraient bien appeler leur bonheur, s’il y avait quelque apparence, et leur avenir ? Là, chacun, pour l’amour de l’autre, se perd, perd l’autre et beaucoup d’autres qui voulaient encore venir. Et il perd les vastes espaces et les possibilités, il échange l’approche et le vol de choses discrètes et pleines de pressentiments contre le désarroi infécond d’où plus rien ne peut venir ; plus rien qu’un peu de dégoût, de déception et de pauvreté, et la fuite dans l’une des nombreuses conventions qui sont placées comme des abris publics le long de ce chemin, le plus dangereux par les hommes n’est aussi bien pourvu conventions que celui-là : on y trouve des ceintures de sauvetage de l’invention la plus variée, des canots, des flotteurs ; les vues de la société ont su créer des échappatoires de toutes sortes, car comme elle avait tendance à prendre la vie de l’amour pour une distraction, il fallait aussi qu’elle l’aménageât de manière à la rendre simple, peu coûteuse, sûre et sans danger, comme le sont les divertissements publics.

Certes, bien des jeunes gens qui aiment comme il ne faut pas, c’est-à-dire en se contentant de s’abandonner et en fuyant la solitude (et le gros en restera toujours là —) ressentent l’accablement d’un ratage et veulent aussi rendre vital et fécond à leur manière propre, personnelle, l’état dans lequel ils sont tombés par hasard — : car leur nature leur dit que, moins encore que toutes les autres choses importantes, les questions de l’amour ne peuvent être résolues par l’ordre public ni par tel ou tel consensus ; que ce sont des questions, des questions qui impliquent, de tout près, deux êtres humains, et qui nécessitent une réponse à chaque fois nouvelle, particulière, exclusivement personnelle — : or comment ceux qui se sont déjà jetés l’un dans l’autre, qui ne se distinguent, ne se délimitent plus, qui donc ne possèdent plus rien en propre, pourraient-ils trouver une issue en partant d’eux-mêmes, des profondeurs d’une solitude qu’ils ont déjà galvaudée ?

L’amour est difficile p.127

J’ai eu ainsi des occasions incessantes d’apprendre qu’il n’y a pratiquement rien de plus difficile que de s’aimer soi-même. Que c’est là un travail, un labeur quotidien, Friedrich, un labeur quotidien ; il n’y a, mon Dieu, pas d’autre mot4. Et puis à cela s’ajoute que les jeunes gens ne sont pas préparés à ce qu’il soit si difficile d’aimer ; car la convention a essayé de faire de cette relation extrême, la plus compliquée de toutes, quelque chose de léger et de frivole, de lui donner l’apparence de quelque chose dont tout le monde serait capable. Il n’en est pas ainsi. L’amour est quelque chose de difficile, et il est plus difficile qu’autre chose parce que dans d’autres conflits, la nature elle-même commande à l’homme de se rassembler, de concentrer toutes ses forces, tandis que dans l’exaltation de l’amour, le charme et la tentation sont dans l’abandon total de soi. Mais réfléchis : est-ce que cela peut produire quelque chose de bien, lorsqu’on se donne non pas comme un tout bien ordonné, mais selon le hasard, pièce par pièce, comme cela se trouve ? Est-ce que se donner de cette manière, qui est plutôt se jeter soi-même au rebut, se déchirer en petits morceaux, est-ce que cela peut être quelque chose de bon, peut signifier le bonheur, la joie, le progrès ? Non, c’est impossible… Quand tu offres des fleurs à quelqu’un, tu commences par les ordonner, n’est-ce pas ? Or les jeunes gens qui s’aiment se jettent l’un à l’autre, dans l’impatience et la hâte de leur passion, et ils ne remarquent pas combien cet abandon désordonné trahit un manque d’estime réciproque, ils ne le remarquent qu’ensuite, avec étonnement et rancœur, lorsque surviennent les dissensions que fait naître entre eux tout ce désordre. Et lorsque la désunion s’est installée, la confusion ne fait que croître tous les jours ; aucun des deux n’a plus rien autour de soi qui ne soit brisé, avarié, qui soit resté pur, et au milieu de la désolation de ces ruines, ils cherchent à maintenir l’apparence de leur bonheur car tout cela est censé n’avoir eu lieu que pour ce bonheur. Hélas ! ils ne sont même plus capables de se souvenir de ce qu’ils entendaient par bonheur. Dans son manque d’assurance, chacun devient toujours plus injuste envers l’autre ; ceux qui voulaient ne se faire que du bien n’agissent plus l’un envers l’autre que de façon autoritaire et impatiente, et dans leur désir d’échapper d’une manière quelconque à cet état intenable, insupportable, de leur confusion, ils commettent la faute la plus grave qui se puisse trouver dans les relations humaines : ils deviennent impatients. Ils se précipitent vers une conclusion, vers une décision qu’ils croient définitive, ils tentent de fixer une fois pour toutes un rapport dont les transformations surprenantes les a remplis d’effroi, afin qu’il reste désormais « éternellement » comme ils disent le même. Ce n’est que la dernière erreur dans cette longue chaîne d’errements accrochés l’un à l’autre. Même ce qui est mort, il est impossible de le retenir définitivement (car cela continue à se décomposer et à se transformer à sa manière) : aussi bien moins encore ce qui est vivant et vif peut-il recevoir une fois pour toutes un traitement ultime. Vivre, c’est justement se métamorphoser, et les relations humaines, qui sont un concentré de vie, sont ce qu’il y a de plus instable, elles montent et descendent minute par minute, et c’est justement dans la relation et le contact entre ceux qui s’aiment que pas un instant ne ressemble à un autre. Ce sont des êtres entre lesquels ne se produit jamais quoi que ce soit d’habituel, qui ait déjà eu lieu, mais toujours du nouveau, de l’inattendu, de l’inouï. Il y a des relations qui doivent être un bonheur très grand, un bonheur presque insupportable, mais elles ne peuvent s’instaurer qu’entre des êtres très riches, entre ceux qui, chacun de son côté, sont riches, ordonnés et rassemblés, elles ne peuvent relier que deux mondes propres à chacun, vastes et profonds. Les jeunes gens — cela tombe sous le sens — ne peuvent pas entrer dans une pareille relation, mais ils peuvent, s’ils comprennent correctement leur vie, se développer lentement pour atteindre un pareil bonheur et s’y préparer. Ils ne doivent pas oublier, quand ils aiment, qu’ils sont des débutants, des gâte-sauce de la vie, des apprentis de l’amour, ils doivent apprendre l’amour, et il y faut (comme pour tout apprentissage) du calme, de la patience et de la concentration !

Prendre l’amour au sérieux, souffrir et l’apprendre comme un travail, c’est cela, Friedrich, qui fait défaut aux jeunes personnes. — Les gens ont mal compris, comme tant d’autres choses, la place de l’amour dans la vie, ils en ont fait un jeu et un plaisir, parce qu’ils croyaient qu’on trouvait dans le jeu et le plaisir plus de félicité que dans le travail ; or il n’y a rien qui procure plus de bonheur que le travail, et l’amour, justement parce qu’il est le suprême bonheur, ne peut pas être autre chose qu’un travail. C’est pourquoi celui qui aime doit essayer de se comporter comme s’il avait un grand travail à faire : il doit rester longtemps seul, rentrer en lui-même, se concentrer et se contenir ; il doit travailler ; il doit devenir quelque chose !

Car, Friedrich, crois-moi, plus on est soi-même, plus tout ce que l’on vit est riche. Et celui qui veut avoir dans sa vie un amour profond doit pour cela épargner, rassembler, amasser du miel5.

Il ne faut jamais désespérer lorsqu’on perd quelque chose, un être, une joie ou un bonheur ; tout reviendra, plus magnifique encore. Ce qui doit tomber tombe ; ce qui nous appartient vraiment nous reste, car tout se produit selon des lois qui dépassent notre sagacité et avec lesquelles nous ne sommes qu’apparemment en contradiction. Il faut vivre en soi-même et penser à la totalité de la vie, à tous les millions de possibilités, d’immensités et d’avenirs qu’elle contient, face auxquels il n’y a rien de passé ni de perdu. —

Nous pensons tellement à toi, cher Friedrich ; notre conviction est que tu aurais depuis longtemps trouvé par toi-même et du fond de toi-même, dans la confusion des événements, l’issue propre et solitaire qui est seule capable de te venir en aide, si tout le fardeau du service militaire ne pesait encore sur toi…

Je me souviens qu’après mes années d’enfermement à l’école militaire, mon besoin de liberté et mon amour-propre défiguré (qui a d’abord dû se remettre lentement des plaies et des bosses qu’on lui avait infligées) voulaient me pousser vers des égarements et des désirs qui en fait n’appartenaient pas à ma vie : mon bonheur a été d’avoir mon travail ; c’est en lui que je me suis trouvé et que je me trouve tous les jours, et je ne me cherche nulle part ailleurs. C’est ainsi que nous faisons tous les deux ; c’est ainsi que sont la vie de Clara et la mienne. Et tu y viendras aussi, garde courage, tout est devant toi, et le temps qui passe sous le poids de la difficulté n’est jamais perdu. Nous te saluons, cher Friedrich, de tout notre cœur : Rainer et Clara.

  1. Jacobsen (1847-1885) : écrivain, poète et botaniste danois, qui s’intéressait beaucoup à l’évolutionnisme darwimen. Mais ses œuvres, comme le roman Niels Lyhne, ou les nouvelles Mogens et Ici devraient être des roses — dont il sera question plus loin —, doivent peu à ses travaux de scientifique. L’intérêt de Rilke pour Jacobsen ne s’est jamais démenti, comme le montre une lettre à Hermann Pongs du 17 août 1924. 

  2. Cette image de la douceur — ou du miel — qu’on amasse pour l’avenir est appliquée aussi bien à l’amour qu’à la vie (fin de la lettre à Kappus du 23 décembre 1903) et à la création. Le 13 novembre 1925, Rilke écrit encore à son traducteur polonais Hulewicz (les mots en romain sont en français) : « Nous sommes les abeilles de l’invisible. Nous butinons éperdument le miel du visible, pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’Invisible. » 

  3. Citation tirée du début de l’essai sur Rodin, à propos du corps humain : « Pendant deux millénaires de plus, la vie l’avait gardé entre ses mains et l’avait travaillé, ausculté et martelé jour et nuit. » Traduction de Bernard Lortholary, Rilke, Œuvres en prose, ouv. cit. 

  4. Ici, ce n’est donc pas seulement l’amour de l’autre qui est qualifié de « travail », mais aussi — et d’abord — l’amour de soi. 

  5. Même image dans les lettres à Kappus du 16 juillet et du 23 décembre 1903.