Comment s’articule le dialogue socratique et la rhétorique sophistique dans le Gorgias de Platon ?
Introduction
Le Gorgias est une critique de la politique athénienne, où les stratèges ont progressivement été remplacés par des orateurs et des magistrats. Les décisions sont prises par des assemblées nombreuses qu’il s’agit de convaincre pour en tirer profit : au Tribunal populaire, le rhéteur est chargé de défendre une personne ou une cause. À l’Assemblée ou au Conseil, il peut légitimer une politique personnelle s’il convainc l’auditoire de son bien fondé.
Socrate vise avant tout à conduire ses interlocuteurs à une révolution intérieure : il tente de montrer aux rhéteurs l’importance de la recherche de la justice. Face à lui, des experts réputés de la rhétorique, qui à l’époque, jouissent d’une fascination par leurs nouveaux usages de procédés poétiques, dramatisant la parole pour en favoriser l’effet de conviction. Socrate s’écarte du cadre propice à cette pratique, dans ses dialogues plus intimes.
Le même grec est utilisé dans le dialogue socratique et la rhétorique sophistique : qui sont des méthodes, des techniques qui visent une fin.
Dialogue vient du grec διαλογος, de διαλεγεσθαι : « parler avec », de δια : « au travers » et λεγειν (ou λεγω ?) : « parler ». On retrouve le λογος qui signifie le Verbe, la raison, et le δια (qu’on retrouve par exemple dans diaphane) signifie le passage au travers. On peut déjà entrevoir que cet échange interpersonnel est le lieu de transmission, voire de création du sens. On verra que le dialogue socratique examine et critique, tout en s’assurant systématiquement d’avoir l’adhésion de son interlocuteur.
Rhétorique vient de l’épithète ῥητορικῇ (rhêtorikê) qui qualifie en grec le substantif τέχνη (tekhnê), lequel désigne l’art oratoire, une pratique de spécialistes, fondée sur la codification de ses règles, et dont le résultat peut faire l’objet d’une évaluation rationnelle. Ce ne sont plus des discussions entre amis, mais de grands discours, qui s’adressent à des assemblées. Les réactions ne sont plus du tout du même type.
Le langage repose sur la voix, un outil bien fragile, mais très expressif : il ajoute aux mots tout un panel d’émotions par son rythme, son intonation… Se passer de l’acte d’énonciation dans l’étude de la parole, c’est se couper de l’intimité du sujet prononçant, d’un sujet qui expose son monde, ses références. À défaut d’enregistrement sonore de cet échange rapporté par Platon, nous retrouvons dans sa forme dialogique l’importance de la parole comme réponse, et au plus haut point comme réponse à une altérité. Les interlocuteurs s’enchaineront devant Socrate, présentant différents caractères :
- Le maître, Gorgias : étranger, itinérant, célèbre, riche, semble s’intéresser à la philosophie. Un improvisateur, « enchanteur de mots » qui prétend un savoir total. Il est sophiste ce qui est une source d’hostilité car ils font payer l’éducation qui était auparavant gratuite. Ce faisant, ils la réduisent à une marchandise, avec un contenu pédagogique et une durée.
- L’orateur populaire, Polos : jeune et impatient, prompt à parler, il vise l’impunité en prônant l’apparence de moralité. Un hypocrite qui dissimule la vérité car toutes les injustices sont possibles si elles sont discrètes.
- Le fort, Calliclès : un inconnu sûrement inspiré de quelqu’un de l’époque. Un aristocrate visant une carrière politique qui refuse l’hypocrisie, est hostile à la soumission à la vérité, et fait figure d’un immoralisme radical : tout doit se plier à sa force individuelle. La réunion a lieu chez lui : en tant qu’hôte, quand il ne répond pas à son invité, c’est encore plus déplacé. Il ne reconnait pas qu’il a tort.
- Socrate : anticonformiste, se dit le seul citoyen d’Athènes à savoir ce qu’est la politique, en ce qu’il voit la politique comme l’aboutissement de la philosophie. Il finira par abandonner l’entretien dialectique pour un long discours, seule façon de compenser l’insuffisance dialectique de ses interlocuteurs. Il considère qu’il n’y a pas de mal volontaire, que l’injustice est le seul mal, et qu’une vertu en entraine toutes les autres.
- Chéréphon (Χαιρεφῶν, étymologiquement « le son de la joie ») : fidèle ami, représentant des rares personnes favorables à Socrate.
C’est la recherche de la vérité, dont Socrate semble le seul défenseur sincère, qui guidera cet échange.
I. Rhétorique et manipulation, les raisons pour lesquels un tel pouvoir se bâtit au moyen du langage ?
Le célèbre Gorgias, maître rhéteur de métier, est considéré comme pouvant tout obtenir par son art. De la même façon que le livre qui lui est éponyme ne rapporte pas son discours — qui a précédé l’arrivée de Socrate et Chéréphon —, son art en est également absent — Socrate lui proposant très rapidement un entretien dialectique. Voilà deux des paradoxes du texte : non content de traiter à l’écrit d’un art oral, ce le sera en usant d’une autre technique oratoire. On parle de la rhétorique dans tout ce dialogue, sans en lire, ou très peu.
1. Productrice du sentiment de conviction
La rhétorique est présentée par le jeune et fougueux Polos comme le plus beau de tous les arts. C’est un des exemples du style qu’on peut imaginer pompeux de la rhétorique, ici pastichée par Platon. On sent son enthousiasme débordant pour la rhétorique, car la promesse de celle-ci est de lui fournir un grand pouvoir. À l’inverse, pour Socrate, les rhéteurs sont entrainés dans une forme de surenchère, dans leur recherche de prestige guidée par leurs passions. Surenchère qui les conduira forcément à l’insatisfaction : les biens immédiats pourront être acquis, mais ils passeront à côté du vrai bonheur, celui de suivre la vérité.
Dans l’Athènes classique, se développe un contexte particulier où les orateurs remplacent les stratèges. Gouverner, c’est parler : non seulement aux assemblées (comme la Βουλή, Boulè) pour les convaincre du bien fondé d’un mouvement politique (construire ou renforcer une forteresse, soutenir en guerre…), mais aussi aux tribunaux populaires, pour défendre ou accuser, un coupable ou un innocent. La parole rendue souveraine, les cours des sophistes se monnayent à grands prix. Le pouvoir du discours se confond avec celui de l’argent1, car il est sensé pouvoir tout obtenir, par un simulacre de savoir total : si un médecin peine à convaincre du bien fondé d’une opération (la médecine et les analgésiques étant rudimentaires) alors même qu’il a la science pour le justifier, un rhéteur trouverait les mots pour convaincre le patient de se laisser manipuler.
Le rhéteur et le médecin utilisent des mots, le premier avec une grande technique pour convaincre, le second en ayant la science pour appuyer ses propos. Cet exemple d’un sein usage de la rhétorique (si le rhéteur va dans le sens du médecin !) montre la puissance des mots qui peuvent toucher plus profondément que les raisonnements. La conviction semble plus attentive aux sentiments que le rhéteur va faire grandir dans le cœur, dans les tripes de son auditeur.
Nos esprits contemporains se laissent convaincre par les discours scientifiques et médicaux comme argumentation inégalable, seule justification valable. Mais ils atteignent leurs limites lorsqu’ils se découvrent pluriels. La méthode scientifique, réduisant la réalité pour la rendre manipulable, permet l’analyse. Mais ces réductions pouvant varier d’un scientifique à un autre en fonction des critères de leur expérience, elle ne permet pas de trancher assurément : la reproduction d’une expérience est rarement chose facile ou assurée. La « vérité scientifique » se révèle trouble.
De plus, si les résultats sont factuels, si les données doivent donner une indication de la réalité, leur interprétation et leur présentation relève du discours. Même en étant sincèrement dans une recherche de vérité… les chiffres ne prennent pas de décision. Il y a un nécessaire discernement qui va se reposer sur d’autres éléments plus personnels, contextuels.
Cette introduction de contingence peut entrainer une incompréhension, et au lieu de rejeter la conclusion politique, la science passe également à la trappe. On peut voir ainsi l’émergence d’explications plus ésotériques qui apparaissent plus rassurantes ou plausibles à certains. La pandémie actuelle a révélé cette diversité, cette pluralité.
Ajoutons également que la réduction faite par le scientifique, même s’il y a un consensus, n’est jamais le réel, qui reste trop compliqué, trop peu reproductible pour être un objet d’étude. La science qu’on avait réduit à n’être qu’une s’avère plurielle.
2. Flatterie, contrefaçon d’un art
Ils ne l’estimaient avisé et sage que parce qu’il les charmait par sa parole.2
Hésiode au VIIIème siècle, puis Platon, parrainent certaines τεχνη par des muses (Calliope, Clio, Erato…), ce qui forme ce qu’on considère être la première classification des arts. Une bonne part de ces activités sont physiologiquement liées au langage, par la diction : poésie épique, érotique et lyrique, musique, tragédie et comédie, chant religieux et choral. Mais plus largement, et c’est la réponse de Socrate à la première remarque de Polos : tous les arts sont discursifs, car ils reposent tous sur le langage, en se rapportant à un objet sous-jacent : la médecine est présentée comme une façon de discourir de la santé du patient.
Socrate — Or la médecine, dont il est question à l’instant ne rend-elle pas capable de réfléchir sur ce qui affecte les malades et d’en parler ?
Polos — Nécessairement
Socrate — Alors la médecine aussi, semble-t-il, porte sur les discours.
Polos — Oui.
Socrate — En tous cas, sur les discours qui traitent des maladies.
Polos — Absolument.3 Gorgias attribuait comme objet à la rhétorique le discours, mais « chaque forme d’art se rapporte à des discours, qui eux-mêmes portent sur l’objet dont s’occupe l’art en question. »4 On en revient à une forme de prise conscience de la place fondamentale du langage pour le développement d’un art, d’une technique. Entre l’évolution darwinienne où la sélection naturelle se fait sur des générations, et le langage qui permet l’éducation, voilà qui fait la différence entre les animaux et les hommes : la sélection naturelle est une forme de communication incroyablement lente. Ou plutôt de non-communication, car l’erreur sera répétée jusqu’à ce qu’émerge un trait qui donnera une plus grande chance de survie. Ceux qui en sont privés disparaitront sans avoir appris ce qui faisait d’eux une proie.
Donc la rhétorique ne tire pas de spécificité de ce qu’elle repose sur le langage. Socrate creuse la question de l’objet de la rhétorique, et Gorgias prétendant qu’il porte sur les choses « les plus importantes […] et les meilleures »5, Socrate passe par un chant populaire qui ordonne les biens de la sorte : la santé, la beauté, la richesse. Intéressante opposition entre la technique du sophiste et la sagesse populaire d’un chant à boire. Les producteurs des biens demandés ne sont non pas les rhéteurs, mais respectivement le médecin, le coach sportif et l’homme d’affaire. Et enfin, Gorgias lâche le morceaux, la spécificité de la rhétorique, c’est le « pouvoir de convaincre »6. On a vraiment la sensation, par toutes les circonvolutions qui furent nécessaires pour en arriver là, que Gorgias ne voulait pas (se) l’avouer, ne voulait pas réduire son « art » à ça.
Après un détour moral avec Polos, Socrate en arrive à une assez longue démonstration — dont il s’excusera — pour expliquer en quoi la rhétorique est la contrefaçon d’un art. Il part de la composition corps et âme, où chaque partie peut être entretenue par un art :
- prophylactique, quand il cherche à prévenir l’apparition d’un mal,
- ou curatif, quand il tente de soigner un mal. Pour le corps, c’est la gymnastique qui anticipe, et la médecine qui soigne des maladies. Et il expose le pendant pour l’âme : la loi prévenante et la justice punitive. Mais une pratique irraisonnée « s’est glissée subrepticement sous chacune de ces quatre disciplines »7, une flatterie qui « n’a aucun souci du meilleur état de son objet »8. Elle ne vise que le plaisir sans l’effort : c’est l’esthétique9 pour la gymnastique, la cuisine pour la médecine (qui prétend savoir quels aliments sont bon pour le corps), la sophistique pour la législation et la rhétorique pour la justice. Sophistes et rhéteurs se ressemblent, tous deux pastichent des arts par la maîtrise du langage.
La rhétorique est rapprochée de la cuisine en ce qu’elle devrait être curative, mais ne fait que flatter les sens. Ce sont des recettes permettant d’éviter la peine qui me permettrait pourtant d’être soignée de mon mal. Quand on cherche la vérité, la punition est souhaitable, même pour soi-même, pour sa vertu éducative. Pour Saint Augustin, la rhétorique ne consiste pas à soigner pas le met, mais le plat :
Je savais donc déjà par vous qu’on ne doit pas tenir pour vraie une pensée parce qu’elle s’exprime éloquemment, ni pour fausse parce que les lèvres la traduisent par des sons dénués d’arts ;
et au contraire, une pensée n’est pas vraie parce qu’elle est énoncée simplement, ni fausse parce que la forme en est brillante ;
mais que la sagesse et la sottise sont comparables à des aliments salubres et malsains, et le style élégant ou non à une vaisselle précieuse ou grossière : on y peut servir aussi bien les deux sortes de mets.10
Cette flatterie se manifeste en de nouveaux usages linguistiques, par l’intégration de moyens poétiques et figurés dans la prose. Afin de toucher le cœur des auditeurs, comme le font les acteurs au théâtre, par l’éclat, les sentiments, la poésie. C’est le plaisir de la foule qui est prime, afin d’en tirer leur adhésion. La parole dramatisée du discours, recherchant l’effet plutôt que la vérité, se rapproche ainsi du théâtre autant par la forme que par le fond (en ce qu’il est fictif). L’obtention d’un bien particulier est le moteur, et la rhétorique le moyen. Bien que perçue comme maniéré ou boursouflé, cette technique se répand, et c’est la viabilité même de la politique qui est remise en cause : le plaisir des foules obtenu par l’illusion ou la séduction ne peut pas être un idéal politique viable.
3. Techniques : induction, enthymème
Une caractéristique de la rhétorique est de reposer sur l’usage d’exemples particuliers desquels sont tirés des généralités. C’est l’induction : établir des vérités basées sur l’expérience, le témoignage et des images : on passe du particulier au général : de l’expérience qu’on ne voit communément que des cygnes blancs, on généralise à tous les cygnes. Une première contradiction semble émerger en ce qu’on tire des conclusions générales en se justifiant par le particulier. Contrairement à la déduction, l’induction permet à la conclusion d’être fausse même si tous ses prémisses sont vraies. Une autre technique, l’enthymème, est un syllogisme qui tire des conclusions de prémisses vraisemblables, allant ainsi des effets aux causes plutôt que des causes aux effets.
En fait, très cher ami, tu te mets à me réfuter comme les rhéteurs tribunal, quand ils veulent convaincre la partie adverse de fausseté. […] Mais ce genre de réfutation n’a aucune valeur pour la recherche de la vérité.11 Polos a pris l’exemple d’Archélaos Ier, roi de Macédoine, né esclave et devenu roi par quelques assassinats. Mais cet exemple d’un homme malhonnête qui semble heureux est insuffisant. On ne sait pas s’il n’éprouve pas de remords pour les crimes commis. Et même si on le savait, il n’y aurait pas de quoi généraliser.
La réthorique est a priori plus convaincante car fondée sur une affirmation qui se veut irréfutable mais elle peut être considérée comme moins persuasive qu’un raisonnement scientifique en ce qu’elle appuie sur l’expérience sensible : la réalité sensible défini notre rapport au monde, donc prendre un exemple permet de se rapprocher du quotidien, du vécu de l’interlocuteur. Mais en établissant une vérité à partir de l’expérience, on prend le risque du « contre-exemple ». Comme le cygnus atratus, un cygne noir, originaire d’Australie, longtemps inconnu en Europe. Bien sûr, le discours fondé sur la réalité peut être un moyen d’accéder à la vérité, comme la biologie qui part de la réalité pour établir un modèle du corps humain comme système.
Les premières paroles échangées nous précisent le contexte : Gorgias a fait une démonstration chez Calliclès pendant que Socrate était à l’agora. Cette opposition temporelle et géographique nous relève surtout un ordre des priorités : c’est à l’agora que les discours sont utiles, c’est là qu’on y applique la réflexion, et non pas dans une démonstration technique. Il y a donc beaucoup d’ironie dans ce “temps perdu” de Socrate et de son acolyte qui, en réalité, n’ont rien perdu de la fête, la vraie bataille se déroulant ailleurs, sur l’agora. La technique devenue monnayable, le rhéteur trouve plus d’intérêt à en faire l’étalage dans l’espoir de trouver des clients ou des étudiants, plutôt que de servir au bien commun de la Cité.
II. Quels sont les pouvoirs du dialogue philosophique ?
1. Une rigoureuse recherche de la vérité
Socrate et Chéréphon, arrivant après un exercice oral de Gorgias devant une assemblée, demandent le temps nécessaire pour un entretien, et de ne pas être interrompu, ni ignoré.
Ne voudrais-tu pas, Gorgias, que nous continuions à discuter, comme nous le faisons à présent (l’impose une question, l’autre y répond), et que nous remettions à une autre fois les trop longs discours, comme celui que Polos a commencé tout à l’heure ? Mais attention, ne reviens pas sur ta promesse — accepte de répondre brièvement aux questions posées.12
Socrate ne tente pas d’opérer une réfutation des rhéteurs dans leur cadre, au milieu d’une foule déjà séduite par un exercice oratoire. On voit qu’à peine arrivé, il énonce les règles du jeu, comme s’il semblait bien au courant de la marche à suivre. Précision et minutie qu’on retrouve dans les nombreuses questions, les reprises et reformulations des réponses de ses interlocuteurs, et la progression minutieuse du raisonnement. Socrate opère une critique systématique, une sorte de vivisection du raisonnement, qui est retourné, décortiqué, analysé. Le raisonnement déductif a besoin d’admettre des réalités uniques et stables, prémisses sur lesquelles tirer des conclusions. Les croyances sont écartées de sa recherche car elles s’opposent fermement au savoir : il n’y a qu’une seule vérité, mais plusieurs croyances.
Les détours du langage opérés permettent de désamorcer les pièges : s’assurant que les termes utilisés sont bien compris, il demande à l’interlocuteur s’il est d’accord, sans se laisser porter par des sentiments. Sans lyrisme, il s’en tenir aux faits, méthodiquement.
Et rapidement, cette recherche de la vérité du raisonnement révèle la cohérence de la démarche : la vérité du raisonnement se fait dans l’optique d’une recherche de vérité, ils vont de paire. Face aux réticences de ses interlocuteurs, leurs difficultés à envisager une conversion, la dialectique se mue en exhortation. À la conviction qu’il leur faut se tourner vers la vérité, seul vrai bien. Mais les trois interlocuteurs sont orientés, configurés à une autre fin : le plaisir terrestre. Un fragment d’Antisthène résume assez bien cette opposition : « Si tu veux qu’un garçon vive avec les dieux, enseigne lui la philosophie, si c’est avec les hommes, enseigne lui la rhétorique. »13
La constance et le sérieux de Socrate trouvent racine en la conviction que la vérité mérite d’y consacrer sa vie, et de s’y soumettre radicalement. Par exemple, en acceptant la juste punition plutôt que de la fuir, ce qu’il fera au prix de sa propre vie. Il est donc naturel pour lui que la politique se soumette à la philosophie, en ce qu’elle cherche la vérité. Il se considère ainsi le seul véritable politicien de la Cité.
2. Maïeutique et rencontre interpersonnelle
À la lecture du Gorgias, on ressent la distance qui se creuse entre Socrate et ses interlocuteurs : les réponses se font plus courtes, distantes ou ironiques, minimalistes. Elles sont finalement complètement absentes quand Socrate abandonnera la recherche d’approbation, optant pour un long monologue. On s’attendrait d’un dialogue que des liens se nouent entre les interlocuteurs, mais cette rencontre de l’autre ne semble pas vraiment s’opérer.
La méthode socratique, ou maïeutique, vise la conversion de l’interlocuteur, la prise de conscience, en éclairant ses contradictions. Car là où il y a contradiction de langage, il y a contradiction logique. Le raisonnement repose sur le langage, et le rôle de Socrate semble être de s’assurer que les raisonnements tiennent la route, se reposant sur le principe de non contradiction. La maïeutique est expliquée dans un autre dialogue :
Mon art d’accoucheur comprend (donc) toutes les fonctions que remplissent les sages-femmes ; mais il diffère du leur en ce qu’il délivre des hommes et non des femmes et qu’il surveille leurs âmes en travail et non leur corps.
Mais le principal avantage de mon art, c’est qu’il rend capable de discerner à coup sûr si l’esprit du jeune homme enfante une chimère et une fausseté, ou un fruit réel et vrai. J’ai d’ailleurs cela de commun avec les sages-femmes, que je suis stérile en matière de sagesse, et le reproche qu’on m’a fait souvent d’interroger les autres sans jamais me déclarer sur aucune chose, parce que je n’ai en moi aucune sagesse, est un reproche qui ne manque pas de vérité.14
Il assiste les âmes en travail, et il est sûr que sa méthode lui permet de détecter un faux raisonnement, une chimère. Il s’efface, en affirmant être dépourvu de sagesse, mais ça ne l’empêche pas d’être sûr de certaines chose : il sous-entend que la vérité est au fond de l’homme, et sa méthode est indéniable.
Socrate, qu’on peut considérer comme le modèle des philosophes, s’affronte aux sophistes qui jouent avec les démonstrations sans chercher la vérité. Leur attitude est un fléau non seulement pour l’intelligence, mais aussi pour la cité. Quand une civilisation est minée par le relativisme, quand la justice devient arbitraire, c’est la vie même en société qui est menacée. Au contraire, la maïeutique socratique prétend conduire chacun vers la vérité, par une vraie connaissance de soi, permettant d’envisager un juste rapport à soi-même et aux autres.
Malgré tout, c’est l’approche interpersonnelle qui permet d’avancer dans le dialogue, car chaque partie permet à l’autre d’avancer. Alors que dans le discours, la foule est prise comme un tout qui ne répond que globalement. Le discours ne laisse pas de place à la remise en question. On retrouve cette opposition entre foule d’auditeurs, et échanges plus intimes quand Augustin accueille Faustus de Milève, évêque manichéen, à Carthage. Il était impatient de le rencontrer pour recevoir ses lumières sur des points précis de la doctrine manichéennes :
Une chose pourtant me chagrinait : les auditeurs se pressaient autour de lui, et il ne m’était pas possible de lui soumettre, de lui communiquer les problèmes qui me préoccupaient, dans une de ces causeries familières où l’on s’écoute et répond tour à tour. J’en trouvai enfin l’occasion…15 Augustin trouvera l’occasion de le rencontrer, et sera déçu de découvrir que son talent d’orateur ne s’accompagne pas de connaissances qui pourraient éclairer ses interrogations.
3. Construction des idées
Le langage permet d’exprimer une idée universelle sans généraliser un cas particulier, et par celle-ci, d’atteindre une vérité ontologique, mais il peut aussi se tromper et construire un faux raisonnement, ou parler de ce qui n’est pas. Le talent de Socrate est de s’assurer de la viabilité des raisonnements : le langage permet l’articulation logique de propositions et donc permet la dialectique, c’est à dire une méthode pour établir la vérité par la déduction, dans une honnêteté intellectuelle et une objectivité scientifique. L’articulation d’idées par Socrate produit un discours : il mène la discussion où il le souhaite, il semble avoir un projet clair, tout en se reposant sur les réponses de son interlocuteur.
Deux extrêmes pourraient être de considérer que seule la raison peut nous faire accéder à la vérité des choses, ou au contraire que l’expérience sensible est la seule réalité tangible associée à notre existence, rejetant toute autre vérité proclamée comme une construction de l’esprit. Mais dans ces deux cas, c’est à l’aide du langage que s’effectue la chercher et l’établissement de la vérité. C’est clair pour les raisonnements socratiques, mais les expériences, pour être réitérables, ont besoins d’un panel de prédicats qui sont le fruit d’un choix, d’un débat. C’est encore la parole qui permet de décrire la réalité ou de l’interpréter, en généralisant et aboutir a une vérité.
Pour exposer le fruit du raisonnement, le discours porte une grande responsabilité car il expose aux autres ses conclusions comme la vérité. Les paroles sont créatrice d’une vérité ou d’un mensonge, qui se retrouve en surimpression de la réalité. Ce qu’exprime Eminem dans son titre The Way I Am, où il exprime sa lassitude face aux nombreuses critiques des médias à son encontre. Les couplets sont plus explicites quant aux accusations qui lui sont portées. Dans son refrain, il ne s’attaque pas au bien fondé de ce qu’il laisse entendre comme des mensonges, mais affirme :
And I am whatever you say I am
If I wasn’t, then why would I say I am?16 Si les accusations sont mensongères, aux yeux du monde, il devient ce qu’on dit de lui : des paroles qui le réduisent à n’être qu’un rappeur violent ou misogyne. Si les accusations sont fondées, elles lui révèlent ce qu’il ne se savait pas encore être, elles le font grandir.
III. L’utilisation du mythe et du monologue
Protreptique : exhortation à la vertu, à la conversion
On sent au fur et à mesure de l’échange et par l’évolution des interlocuteurs, que la situation se braque de plus en plus. Les dernières réponses de Calliclès, qui est pourtant l’hôte de cette réunion philosophique, sont courtes, lassées, ironiques.
 Calliclès — Et bien pour ne pas être en désaccord, […] je déclare que c’est la même chose.
Socrate — Calliclès, tu es en train de démolir tout ce qui avait été dit avant, et tu n’aurais même plus les qualités requises pour chercher avec moi ce qui est vrai si tu te mets à dire des choses contraires à ce que tu penses.17 Il n’hésite pas à affirmer qu’il met délibérément des bâtons dans les roues de la dialectique socratique : il refuse de dire ce qu’il pense. Après avoir bien bataillé, Socrate abandonne l’entretien dialectique pour un long protreptique (ou discours d’exhortation) à la pratique de la vertu. Seule façon de compenser l’insuffisance dialectique de ses interlocuteurs, il en vient à solliciter leur croyance en le bienfait de la justice.
Mais si vous n’en avez pas envie, laissons tomber toute notre recherche et allons-nous-en !18 Socrate achève et conclut le dialogue seul — Calliclès se tait —, Socrate ne parviendra jamais à obtenir son adhésion. Socrate expose sa théorie de la justice et de la vertu. Le bien véritable est ici la justice et la tempérance qu’il faut conquérir. Les forces de l’homme (et donc de la Cité) doivent tendre toujours à acquérir ces vertus.
Le mythe du jugement des morts
Il raconte alors un mythe : celui du jugement des morts aux Enfers. Richesse et prestige ne sont d’aucune utilité lorsque l’on arrive devant le tribunal des morts : seules la qualité de l’âme et l’habitude de la justice décident de la destination des âmes. Tout dépend donc de la justice de l’âme, de l’homme dans sa vie et pour son jugement.
Surprise de trouver un mythe chez un philosophe en quête de la vérité du λογος. La recherche rationnelle de la philosophie avait du se séparer des mythes, les critiquer et en prendre ses distances. Pourtant, en tant que conclusion du discours, et étant donné la célébrité de certains mythes comme l’Allégorie de la Caverne ou de l’Atlantide engloutie, on peut justement penser que Platon souhaite lui donner une place majeure.
Les mythes d’Homère et d’Hésiode, fruits de l’imaginaire et des légendes de leur époque, ont permis de construire une identité grecque, et d’y faire passer des valeurs morales, religieuses… Platon reprend donc le mythe comme outil éducatif, lui permettant de faire découvrir des réalités qui dépassent ce que la raison humaine peut expliquer. « Le mythe, vraisemblable, aspire à la vérité, il relève du même effort que celui qui anime ce désir de savoir qu’est la philosophie. »19 La persuasion par la logique dialectique n’ayant pas suffit, Platon opte pour le le chant poétique du mythe.
Socrate récapitule son le raisonnement qu’ils ont parcouru ensemble — ou qu’il a voulu parcourir avec eux — et montre que toutes les autres solutions ayant été réfutées, il ne reste plus qu’une seule solution acceptable, celle de ne pas commettre d’injustice. Mais il appuie désormais sa thèse d’un argument d’éternité, que la traductrice résume à merveille : « Quand le temps est infini, il est absurde de considérer comme le bien suprême le plaisir passager qui vient de la réplétion du corps. »20
Monologue, une forme rhétorique
Le monologue de Socrate peut se comprendre comme le symbole de l’impuissance du philosophe face au rire, au sarcasme, mais la délibération ne prend pas toujours la forme d’un dialogue : bien souvent, elle apparaît, à un moment critique de l’intrigue, dans un monologue. En général, le personnage doit faire le point sur un problème, avant de prendre une décision. Il exprime alors le conflit intérieur qui l’anime, à l’attention du spectateur et des autres personnages. Le discours délibératif au théâtre tire sa force et son impact de cette double énonciation qui permet au spectateur de se sentir à la fois impliqué dans la délibération et suffisamment en retrait pour pouvoir être juge de la décision finale.
Socrate aimerait que ses interlocuteurs soient dans cette disposition de conflit intérieur, prémisse à la conversion. Il est assuré de suivre la vérité21, mais il continue à tenter d’atteindre les rhéteurs. Il parle seul, peut-être parce qu’il est le seul à se poser ces questions. Mais sûr de lui, il annonce en espérant que sa parole pourra trouver un écho dans les cœurs de ceux qui l’écoutent.
Conclusion
Nous l’avons vu, la rhétorique est écarté par le modus operandi de la dialectique socratique, qui s’attèle à réfuter une à une toutes les conclusions pour ne garder qu’une conclusion morale à laquelle ses interlocuteurs ne veulent adhérer. La dialogue a permis des avancées, mais la progression se fait également dans l’enchainement des protagonistes, qui s’avèrent de plus en plus radicaux dans leur refus d’un bien commun. Calliclès se dresse comme une citadelle imprenable, campant sur ses positions et refusant le dialogue.
La contrainte du κόσμος ?
Calliclès refuse de rentrer dans les clous de la moralité, où chacun doit être à sa place, et on sent bien qu’il y a quelque chose de très — voire trop — humain dans son désir de démesure et de puissance, comme dans le vol d’Icare22. On se reconnait en partie dans cette grande soif. Face à ce désir, la contrainte d’une grande organisation du cosmos, méprisant le corps et ses passions : un monde où seuls les philosophes sont sauvés. Une moralité que Nietzsche décriera comme « l’instinct du troupeau dans l’individu »23.
Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends.24 La conscience qui par les mots peut tout embrasser, du plus petit au plus grand. Et cette conscience reste logée dans l’homme, fragile et infime face à l’univers qui l’entoure, qui l’écrase et fait naitre en lui ce grand vide qu’il veut fuir : se détourner de la pensée de notre finitude en nous plongeant dans le divertissement. L’homme se fuit lui-même, et Nietzsche en reprenant le fougueux Calliclès, invite l’homme à se déployer en parole et en ivresse, avec Dionysos en modèle, dans la danse, la spontanéité, l’art… L’ivresse de l’alcool et de la fête ne suffisent pas, il lui faut se reposer sur celle des mots. Égoïste et autocentré, l’homme fort exprimer sa puissance et imposer son existence au monde sans se soucier des autres.
À l’inverse, pour Pascal, ce vide est une bonne nouvelle, car il est signe qu’il doit pouvoir être rempli, il attend d’être rempli ! Pascal nous invite à accueillir la grâce divine, seule à même de remplir notre désir d’infini, pour la transmettre à nos frères dans la charité, car le vrai bonheur ne peut pas être égoïste. C’est alors un mouvement positif d’ouverture vers l’autre. Il y a toujours ce refus de se retrouver figé en une place du cosmos, mais plutôt que de souhaiter s’en sortir par ses propres forces, c’est la grâce qui vient de Dieu qui laisse émerger la démesure humaine.
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Dans l’Histoire comique des États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac, on apprend que sur la lune, on paye en vers : « Quand on en a composé [des vers], l’auteur les porte à la Cour des monnaies, où les poètes jurés du royaume font leur résidence. Là ces versificateurs officiers mettent les pièces à l’épreuve, et si elles sont jugées de bon aloi, on les taxe non pas selon leur poids, mais selon leur pointe, et de cette sorte, quand quelqu’un meurt de faim, ce n’est jamais qu’un buffle, et les personnes d’esprit font toujours grande chère. » (une idée reprise dans une excellente bande dessinée : De cape et de crocs). ↩
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Augustin, Confessions, Flammarion GF, Paris, 2004, V, 6. ↩
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Platon, Gorgias, Flammarion GF, Paris, 2007, 449e-450a. ↩
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Ibid., 450a-b. ↩
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Ibid., 451d. ↩
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Ibid., 452d. ↩
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Ibid., 465c. ↩
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Ibid., 465d. ↩
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« l’esthétique, chose malhonnête, trompeuse, vulgaire, servile et qui fait illusion en se servant de talons et de postiches, de fards, d’épilations et de vêtements ! », Ibid., 465b. ↩
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Augustin, Confessions, op. cit.. ↩
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Platon, Gorgias, op. cit., 471e. ↩
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Ibid., 449b. ↩
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Antisthène, fragment 173, in « Introduction » de Monique Canto-Sperber in Platon, Gorgias, op. cit., p. 22. ↩
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Platon, Théétète, 150b-d. Tr. Chambry, Flammarion GF, Paris. ↩
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Augustin, Confessions, op. cit., V, 6. ↩
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Eminem, The Way I Am, in The Marshall Mathers LP, 2000.
Quoi que vous dites de moi je le suis
Pourquoi le diriez vous si je ne l’étais pas ? (Traduction personnelle) ↩ -
Platon, Gorgias, op. cit., 495a. ↩
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Ibid., 506b. ↩
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Jean-François Pradeau, Les Mythes de Platon, Flammarion GF, Paris. ↩
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In « Introduction » de Monique Canto-Sperber, in Platon, Gorgias, op. cit., p. 91. ↩
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« Mais surtout s’il voit — eh oui, Calliclès, c’est moi qui te le dis —, s’il voit l’âme d’un philosophe […] il l’envoie vers les Îles des bienheureux. » Platon, Gorgias, op. cit., 526c. ↩
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L’enfant commence à se réjouir du vol fou,
quitte son guide, poussé par ce désir de ciel,
fait chemin plus haut. Juste à côté du soleil rapide,
la cire odorante qui attache ses plumes mollit.
Il n’y a plus de cire, Ses bras nus, l’enfant les agite,
il n’y a plus d’ailes, plus d’air à saisir,
la bouche qui crie le nom du père tombe dans une eau
bleue de ciel, qui prendra son nom.
Ovide, Les Métamorphoses, huitième chant, trad. Marie Cosnay, L’Ogre, 2017. ↩ -
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, §116 ↩
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Pascal, Pensées, n°348 (Brunschvicg). ↩